Alain MABANCKOU
Poète, romancier et essayiste, Alain Mabanckou revendique, comme James Baldwin, de n’avoir que deux identités, celle d’écrivain et celle d’être humain, et non pas de Noir ou de Franco-congolais. L’Afrique – mobile, ouverte au monde, car sa culture est partie intégrante de la culture universelle - traverse son œuvre, où la dimension autobiographique affleure souvent. « Le Congo est toujours mon point d’inspiration, le pays qui bat dans mon cœur », aime rappeler Alain Mabanckou, qui est né à Pointe-Noire (république du Congo), le 24 février 1966. Il est élevé par sa mère, Pauline Kengué, et son père adoptif. Après des études de Lettres et de Philosophie au Lycée Karl-Marx, il s’oriente vers le droit, à Paris, en 1989, grâce à une bourse d’études. « Quand tu reviendras, si je ne suis plus là, sache que j’étais une mère qui a tout fait pour son fils. Reste droit et garde ceci en mémoire : l’eau chaude n’oublie jamais qu’elle a été froide », lui dit sa mère le jour de son départ.
Alain Mabanckou ajoute : « Je restais debout sur la chaussée. Je suivis du regard le taxi vert et blanc se faufiler dans les embouteillages vers le rond-point Ballon d’Or. Je n’apercevais plus que le couvre-chef de ma mère. C’était la dernière image que j’allais garder d’elle. » Pauline Kengué est décédée dans les années qui suivent. Mabanckou dit : « Si je suis devenu écrivain, c’est aussi pour venger ma mère, pour venger le fait qu’elle ne soit jamais allée à l’école. Ma mère est la source de tout ce que j’ai écrit… Tous mes romans lui sont dédiés. Ma mère ne savait ni lire ni écrire, mais elle a tenu à ce que j’apprenne. Elle pensait qu’avec l’instruction, je deviendrais quelqu’un, et ainsi que je pourrai prendre la revanche sur la vie qui ne lui avait pas fait de cadeaux. »
Après un DEA de droit à l’Université de Paris-Dauphine, il travaille une dizaine d’années dans le groupe Suez-Lyonnaise des Eaux, tout en se consacrant à la poésie : « Je ne voulais faire que de la poésie. Elle servait à calmer mes angoisses, à maîtriser ma solitude. Elle est devenue une confession, pour l’enfant unique que j’étais : une manière de refuser le monde tel qu’il était écrit, au présent, pour inventer ma propre version du monde. J’ai continué à écrire, en me disant que je travaillerai, et que parallèlement, de temps en temps, j’écrirai… À force de le faire de manière régulière, j’étais en train de me muscler pour une activité qui allait devenir principale et obsessionnelle… La poésie était une discipline prisée dans mon pays, avec de grands auteurs nationaux comme Tchicaya U Tam’si. On a réellement découvert le roman seulement avec la parution, en 1979, de La Vie et demie de Sony Labou Tansi, que je considère comme le plus grand écrivain du Congo. Là, on a su qu’on pouvait aussi raconter quelque chose qui ne s’inscrit pas forcément dans la douleur personnelle. Dans le roman, l’état d’âme n’appartient plus au romancier : il appartient au personnage. » De la langue française, Mabanckou nous dit : « La France passe trop de temps à pleurer en se disant que sa langue est en train de mourir au lieu de concentrer son énergie à fortifier les bastions où elle est encore parlée, respectée, magnifiée. Il suffit que ce pays accepte qu’il ne soit plus le centre de gravité. Nous aurions tout intérêt à soutenir l’enseignement du français aux États-Unis. Il ne s’agit plus seulement aujourd’hui de porter la culture française, mais aussi les cultures francophones. Nous avons un peu trop tendance à croire que la langue française s’est faite sur les bords de la Seine alors qu’elle est plus tumultueuse sur les rives du fleuve Congo ou à Douala. Sa richesse est présente aussi du côté de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, pays qui nous a donné le premier agrégé de grammaire africain, Léopold Sédar Senghor. »
C’est en poésie que Mabanckou s’exprime dès 1993, avec Au jour le jour, puis, en 1995, avec L’Usure des lendemains. L’aventure se poursuit aux éditions L’Harmattan : La Légende de l’errance (1995), Les arbres aussi versent des larmes (1997) : là où l’homme est passé – l’empreinte s’éternise. Le passage à la prose se fait avec Bleu blanc rouge (1998). Séduit par la « réussite » de son aîné, un jeune congolais succombe aux pièges de l’émigration, mais combines et trafics ne conduisent pas toujours aux délices espérés : « Partir c’est avant tout être à même de voler de ses propres ailes... Savoir se poser sur une branche et reprendre l’envol le lendemain jusqu’à la terre nouvelle, celle qui a poussé le migrant à abandonner ses empreintes loin derrière afin d’affronter un autre espace, un espace inconnu… » Depuis, Alain Mabanckou ne cesse d’alterner poèmes, romans et essais : « Je ne suis pas devenu écrivain parce que j’ai émigré – mais j’ai posé un autre regard sur ma contrée une fois que je m’en suis éloigné. Dans mes premiers écrits – tous ébauchés au Congo – je sentais qu’il manquait des pièces, que mes personnages étaient cloitrés, respiraient à peine et me réclamaient encore plus d’espace. Dans ce sens, l’émigration aura contribué à ressortir en moi cette inquiétude qui fonde toute démarche de création, cette inquiétude sans laquelle une œuvre ne reflétera jamais la préoccupation du créateur. L’écriture devient alors à la fois un enracinement, un appel dans la nuit et une oreille tendue vers l’horizon. »
En 2006, son roman Verre cassé est unanimement salué par la critique : « Quand j’ai écrit Verre cassé, je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu ». C’est ce que fait l’imaginaire déployé dans Verre cassé. Un imaginaire, fait de heurs et de malheurs du Congo natal, mais aussi de fêlures personnelles. L’écriture satirique de Mabanckou n’épargne pas non plus le pouvoir politique et religieux, avec ses vanités et ses cruautés. Critique virulent du régime congolais et d’autres dictatures africaines, Alain Mabanckou n’est pas le bienvenu partout.
Mémoires de porc-épic, qui met l’animal face à l’homme (pour une fois, les animaux prennent la parole pour juger le comportement des hommes) revisite les fables africaines, à travers un long monologue, qui narre l’histoire insolite d’un porc-épic de 42 ans contraint de satisfaire les moindres désirs et fantasmes de son double humain, Kibandi, jeune homme frustré et animé d’une folie meurtrière. L’animal réfugié au pied d’un baobab raconte comment, poussé par son « double nuisible », qu’il était censé accompagner jusqu’à la mort, il a été forcé de commettre une centaine de crimes.
En 2009, Black Bazar est propulsé parmi les vingt meilleures ventes de l’année : Fessologue, dandy africain, n’est plus le même depuis que Couleur d’origine et leur fille sont parties avec l’Hybride. Pour surmonter sa douleur, Fessologue s’est acheté une machine à écrire pour faire part de sa colère et de son amertume. Il y est question des copains de la diaspora africaine, d’Hippocrate, son voisin de palier et archétype du raciste ordinaire version antillaise, de l’Arabe, lecteur de Césaire et partisan de L’Union africaine ; mais aussi de ses propres faiblesses et lâchetés, de sa nostalgie du pays, de mixité, de sexualité, de la colonisation et son envers. Mabanckou épingle avec verve clichés et préjugés, dans un roman rageur, drôle, intime et mélancolique, à la fois.
En 2010, paraît, Demain j’aurai vingt ans. C’est l’enfance du poète et la haute figure de sa mère, notamment, qui sont au cœur de ce roman, au style faussement naïf, aux accents très autobiographiques : une peinture du Congo des années 1970-1980, avec en toile de fond la vague de régimes dits communistes qui déferle sur plusieurs nations africaines au lendemain des Indépendances. Dans ces turbulences, le narrateur, Michel, est un garçon d’une dizaine d’années qui fait l’apprentissage de la vie. Les épisodes d’une chronique familiale truculente et joyeuse se succèdent, avec ses situations burlesques, ses personnages hauts en couleur : le père adoptif de Michel, réceptionniste à l’hôtel Victory Palace ; maman Pauline, qui a parfois du mal à éduquer son turbulent fils unique ; l’oncle René, fort en gueule, riche et néanmoins opportunément communiste ; l’ami Lounès, dont la sœur Caroline provoque chez Michel un furieux remue-ménage d’hormones ; bien d'autres encore. Mais voilà que Michel est soupçonné, peut-être à raison, de détenir certains sortilèges...
Extrait : « Maman Pauline m’a expliqué que si quelqu'un te traite « opium du peuple » il faut que tu fasses la bagarre tout de suite parce que c’est une insulte grave et que tonton René ne peut pas utiliser un mot très difficile comme « opium » juste pour rire. C’est depuis ce temps que lorsque je fais des bêtises maman Pauline me traite « opium du peuple ». Moi-même, dans la cour de récréation, quand certains camarades m'embêtent trop je les traite « opium du peuple » et on se bagarre à cause de ça… »
Le Congo est encore au rendez-vous, dans le poignant Lumières de Pointe-Noire (2013) : « Après vingt-trois ans d’absence, je suis retourné à Pointe-Noire, ville portuaire du Congo où j’ai grandi. Entre-temps, ma mère est morte et, moi, le fils unique, je ne suis pas allé aux obsèques. Pendant un mois, j’ai arpenté la ville en étranger : la cabane de maman Pauline, le lycée Karl-Marx, le cinéma Rex… Jour après jour, entre surnaturel et enchantement, j’ai ressuscité les lumières de mon enfance… » Publiant Petit Piment (2015), Mabanckou nous dit : « L’ensemble forme une sorte de triptyque. Demain j’aurai vingt ans était le livre de l’émerveillement, de la célébration de l’enfance, de la conquête de l’innocence. Lumières de Pointe-Noire brasse la nostalgie de l’adulte qui veut recoller les particules de la cellule familiale. Petit Piment épice l’ensemble de fiction… Ce qui cause le plus de troubles en Afrique, ce sont les questions d’ethnies. Il y en a trop et toutes veulent gouverner. Petit Piment aborde ce problème notamment à travers l’éducation. Le directeur de l’orphelinat a mis aux postes clés tous les membres de sa famille. La démocratie est alors prise en otage par la tribu. Cela ne peut être porteur d’avenir pour une nation. La question du groupe ethnique a mené au génocide au Rwanda, même si, dans une certaine mesure, l’Occident n’est pas innocent puisque c’est lui qui a inventé les séparations ethniques. Traiter cela me tenait à cœur. Comment la question ethnique peut affecter une petite institution. L’orphelinat de mon roman devient un vrai laboratoire… J’ai toujours travaillé sur ma petite expérience, au sein de ma petite famille, dans mon petit pays, mais n’est-ce pas finalement parce que je m’attaque à de menus faits que je finis par toucher la grande Histoire ? En s’additionnant, les histoires de quartiers, celles des gens entre eux, brossent le portrait d’une certaine Afrique qui me tient à cœur. Nous autres, Africains, sommes ceux qui connaissent le mieux notre continent. C’est à nous de raconter notre propre histoire. Comme on dit souvent : Quand la chèvre est là, il ne faut jamais bêler à sa place. »
Depuis l’année 2006, Alain Mabanckou est professeur de littérature francophone à l’Université de Californie de Los Angeles. En 2015, il est professeur invité au Collège de France, à la Chaire de Création artistique, et déclare : « Notre salut réside dans l’écriture, loin d'une factice fraternité définie par la couleur de peau ou la température de nos pays d’origine… J’ai toujours estimé que la liberté d’écriture, c’est aussi la liberté de la parole. Je remercie la France de m’avoir montré que la parole est libre. Je n’aurai pas pu m’exprimer ainsi dans mon pays d’origine. J’aime tellement la langue française que je ne voudrais pas qu’elle soit prise en otage par une politique donnée. La langue française survivra aux politiques françaises. Parce que c’est une langue qui voyage, qui a toujours ses valises prêtes pour le premier train. Les nationalistes voudraient immobiliser le français. Or les Africains savent depuis longtemps que la langue française est nomade, qu’elle dort sous les chapiteaux, qu’elle campe dans le désert et court dans les forêts tropicales. C’est cette liberté qui fonde tout ce que j’écris. »
Alain Mabanckou est l’auteur d’une œuvre furieusement libre et singulière, inclassable, irrécupérable (« Il n’existe pas de voie interdite en littérature »), où l’on retrouve la gouaille, l’humour, l’érudition et la poésie de l’homme ; une œuvre aussi, qui ne tombe dans aucun panneau, dont ceux dénoncés par Frantz Fanon. Mabanckou écrit : « Le danger pour l’écrivain noir est de s’enfermer dans sa « noirceur ». Il ne s’agit pas de tomber dans le piège de l’affrontement basique entre la civilisation noire et blanche. L’autocritique est essentielle si l’on veut ensuite poser un regard juste sur le reste du monde ». Ces propos sont appuyés dans son essai Le Sanglot de l’homme noir, en 2012. Mabanckou appelle les Noirs Africains à ne plus ressasser les sanglots et les rancœurs de la colonisation, mais, témoignant de son propre parcours, à se forger une nouvelle identité en se tournant vers l’avenir : « L’avenir de l’homme noir, c’est de se dire qu’il se construit là où il vit. Moi si je vis dans un pays, que ce soit en France ou aux États-Unis, j’essaye d’intégrer dans mon esprit que mon destin se construit au présent. » Mabanckou nous dit encore : « Un roman ou un recueil de poèmes, c’est le produit fini. On n’y voit pas toutes les tribulations de l’auteur, ses angoisses, ses conditions d’existence, ses fêlures… Si vous n’avez pas le courage, si vous n’avez pas l’opiniâtreté, si vous n’avez pas l’obsession, eh bien le talent ne vaut rien… L’écriture n’est pas une promenade de santé, c’est plutôt une route escarpée avec des nids-de-poule, de la vase, des eaux de pluie, des cailloux. Ceux qui n’ont pas le courage portent des bottes. L’écrivain, lui, marche pieds nus et il arrive au bout du chemin, même s’il est recouvert de plaies. Il a accompli le projet qui était en lui, la force du monde dont il voulait accoucher, il l’a fait ! »
Mais, pour Mabanckou, c’est bien la poésie, qui est le dernier rempart de l’être dans toute sa profondeur. Mais alors pourquoi ne lit-on plus la poésie ?, interroge notre poète (in Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie, Mémoire d’encrier, 2004), avant de répondre : « Mauvaise question ! Celle qui nous est proposée est-elle de la Poésie ? Voilà la question ! Sous prétexte de liberté du vers, de l’absence de règles, tout aujourd’hui peut nous être servi comme relevant du langage poétique. C’est contre cette liberté dangereuse qu'il faut se liguer. Non pas réclamer le retour de la versification, mais attendre des poètes des textes inspirés, loin des hardiesses cérébrales si chères à Denis Roche et son syndicat de poètes et amis qui ont poignardé en plein jour, sur la place publique, la dernière parcelle du langage humain : la Poésie. Depuis, celle-ci porte des pansements et claudique. D’autres maux s’y sont ajoutés : le copinage éditorial, la prolifération du compte d’auteur, le désintérêt des libraires et des médias. Le copinage est le mal le plus répandu dans le microcosme éditorial parisien... »
Alain Mabanckou, le poète universel de l’errance
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Œuvres d’Alain Mabanckou : Poésie : Au jour le jour (Maison rhodanienne de poésie, 1993), La Légende de l’errance (L’Harmattan, 1995), L’Usure des lendemains (Nouvelles du Sud, 1995), Les arbres aussi versent des larmes, suivi de Versets (L’Harmattan, 1997), Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour (L’Harmattan, 1999), Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (Mémoire d’encrier, 2004. Points, 2007), Congo (Mémoire d’encrier, 2016), Tant que les arbres s'enracineront dans la terre, suivi de Congo (Points, 2017). Romans : Bleu-Blanc-Rouge (Présence africaine, 1998), Et Dieu seul sait comment je dors (Présence africaine, 2001), Les Petits-fils nègres de Vercingétorix (Le Serpent à plumes, 2002), African Psycho (Le Serpent à plumes, 2003), Verre cassé (Seuil, 2005), Mémoires de porc-épic (Seuil, 2006, Prix Renaudot), Black Bazar (Seuil, 2009), Demain j’aurai vingt ans (Gallimard, 2010), Ma Sœur-Étoile, illustrations de Judith Gueyfier (Seuil jeunesse, 2010), Tais-toi et meurs (La Branche, 2012), Lumières de Pointe-Noire (Seuil, 2013), Petit Piment (Seuil, 2015), Les Cigognes sont immortelles (Seuil, 2018). Essais : Lettre à Jimmy, James Baldwin (Fayard, 2007. Points, 2008), L’Europe depuis l’Afrique, avec Christophe Merlin (Éditions Naïve, 2009), Écrivain et oiseau migrateur (André Versaille éditeur,2011), Le Sanglot de l’homme noir (Fayard, 2012), Lettres noires : des ténèbres à la lumière (Collège de France/Fayard, 2016), Le monde est mon langage (Grasset, 2016), Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui (Seuil, 2017), Lettres noires : des ténèbres à la lumière (Fayard, 2019), Dictionnaire enjoué des cultures africaines, avec Abdourahman Waberi (Fayard, 2019), Rumeurs d’Amérique (Plon, 2020), Huit leçons sur l'Afrique (Grasset, 2020).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54 |